Dans cette intervention, nous parlons de notre expérience du genre en relation avec notre multiplicité, ainsi que de phénomènes mentaux en relation, étant une personne avec un genre collectif différent des genres des alters.

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Transphobie, psychophobie. Description de phénomènes de dissociation. Mention brève de traumas et de fusion. Utilisation de mots comme ‘fou’ et ‘malade mental’ comme identité de façon réclamatoire.

Transcription:

Attention : cette intervention parle de transphobie, de psychophobie (notamment contre les personnes multiples), et de l’intersection entre les deux. On y décrit également des phénomènes de dissociation et les étudie à répétition. Enfin, on évoque brièvement la notion de traumas et de fusion sans rentrer dans les détails, ainsi que des mots comme ‘fou’ et ‘malade mental’ comme identité de façon réclamatoire. Pour bien commencer, prenons un exemple qui va illustrer le sujet de cette présentation. Imaginez-moi, en consultation à l’hôpital de jour, avec les deux infirmières qui assurent mon suivi psychiatrique à ce moment-là. Je suis un garçon transgenre, ce qu’elles savent depuis un bon bout de temps. Par contre, depuis pas longtemps, on a commencé à aborder le sujet de ma multiplicité. Elles connaissaient vite-fait le sujet, ayant entendu de patients qui rentraient en consultation avec des noms différents, et cetera… Donc elles posaient quelques questions, pour mieux comprendre mon ressenti. Je n’ai plus grand souvenir des autres questions qu’elles ont posé, mais une en particulier est sortie du lot. On avait un peu parlé du fait que mes alters avaient des identités de genre diverses et variées, donc nécessairement, elles demandent : « Mais donc, tu te sens quand même comme un garçon ? » Ce à quoi, un peu abasourdi, j’ai répondu : « Bah… Oui, bien sûr » Comme si c’était une évidence. Ce l’était pour moi, mais visiblement pas pour elles, vu qu’elles ont ensuite demandé : « Mais, pourquoi ne pas plutôt être neutre ou fluide, puisque certaines de tes parties ne sont pas des garçons ? » Là, j’ai commencé à devenir un peu frustré. Pas contre elles, je me doutais que ce genre de questions étaient une étape nécessaire à l’apprentissage de ma condition, mais plutôt contre moi-même, car je n’arrivai pas à donner une explication qui ait beaucoup de sens sur le coup. J’ai dû répondre un truc du genre : « Bah… Parce qu’on est un garçon collectivement, vous voyez ? Enfin, c’est tout le monde, réuni, qui font… ça… Euh… » Ce qui n’était pas plus facile pour elles à comprendre. Ce ne l’était pas pour moi non plus, d’ailleurs. Je pense que si j’étais un singlet, je n’aurai pas non plus pu expliquer pourquoi j’étais un mec, juste que je m’y identifiais, et que je voulais ça, un point c’est tout. Mais là, j’ai un TDI, donc tout ce qui est en rapport avec l’identité devient très compliqué à comprendre. Bon, si on se pose pendant un moment, avec un peu de détermination, est-ce que j’arriverai à exprimer pourquoi est-ce que je ressens qu’on ‘est un garçon collectivement’, et qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Bienvenue à notre intervention, que l’on a nommé ‘Alters dans un esprit d’homme, coincé dans un corps de femme’. Ce sera moi, Nils, l’hôte actuel de notre système, qui va mener cette présentation et tenter de débroussailler ces questionnements. On va explorer la notion de soi et d’identité de genre en société dans un contexte de dissociation. Revenons sur une des questions posées par les infirmières : pourquoi ne serais-je pas plutôt non-binaire, ou bien genderfluid, puisque mes alters, les parties qui fondent mon identité, ne sont pas tous des hommes ? Ma réponse instinctive à cette question serait de hausser les épaules et de dire « Parce que je n’ai pas envie, point. » J’ai fait ce choix car pour moi, c’est un désir profond de vivre comme un homme en société. Mais d’un point de vue extérieur, ça pose rapidement un petit problème : c’est qui, ‘je’ ? C’est pas si mal trouvé, comme question. Même si cette partie de mon identité me semble instinctive, le reste… c’est pas toujours ça, à cause de cette petite chose qu’on appelle le TDI. Le problème du soi est sûrement l’un des questionnements les plus récurrents chez l’humain : c’est le fondement de tout le reste. Notre société telle qu’elle existe à ce jour serait fondamentalement très différente si nous étions des coquilles sans identité propre. Ce n’est donc pas étonnant que ce problème soit amplifié quand on est une personne très dissociée, où l’un des symptômes majeurs, c’est la dépersonnalisation, donc que des fois on se sent comme des coquilles sans identité propre. Très drôle. Plus sérieusement, la dépersonnalisation peut effectivement se traduire comme une perte d’identité, mais également sous de multiples autres formes, comme par exemple une identité instable, ou un sentiment de flou, de vertige, de distance entre le corps et l’esprit. Chaque expérience de la dépersonnalisation est unique à chacun, ce que je trouve pertinent par rapport à mon questionnement : on retrouve chez moi une distance, une séparation entre le corps et l’esprit. Mes alters ne sont pas tous des hommes, mais le système en entier en est un… ou bien on pourrait dire que c’est une entité qui représente le système, ou bien notre apparence en société… Peu importe la métaphore qu’on utilise, vous pouvez bien remarquer qu’il y a une séparation entre l’alter et la personne que la plupart des gens vont voir. Gardez cela en tête, ça va revenir à travers de notre histoire personnelle ! C’est souvent dangereux ou épuisant d’être multiple en public, et c’est donc pour ça que beaucoup de personnes multiples, n’ayant pas réellement d’identité, de ‘je’ relativement stable comme une personne singlet, se doivent de faire des compromis sur l’identité qu’ils projettent en société. Certains choisissent de se présenter comme le genre de l’hôte, d’autres gardent leur genre assigné à la naissance, d’autres encore prennent un entre-deux, une moyenne, ou bien la majorité, d’autres s’identifient comme genderfluid… Beaucoup de formes de compromis existent, tous uniques à la situation du système/de la personne multiple. C’est pour ça que les infirmières m’ont posé cette question, parce qu’elles avaient la compréhension de ce besoin de compromis chez les personnes multiples, mais moi, je suis un peu différent. Il faut dire que je m’y connais quand en matière de compromis, forcément, on est des gens assez différents, donc il faut faire des décisions qui vont à peu près à tout le monde. Non seulement à propos d’évènements à court terme, comme par exemple quoi manger, quoi porter ce jour-ci, et cetera… mais aussi à long terme, c’est-à-dire : comment se présenter en société, et quoi faire de sa vie. Je pense notamment à l’orientation, on est entrés à la fac récemment, et c’était compliqué de trouver un accord sur le parcours à poursuivre. Fallait s’accorder, trouver des temps pour communiquer alors que c’est pas toujours facile pour nous, et réfléchir de notre côté… on a bien fini par se décider, mais c’est tout un travail, et un travail qui se répète à chaque grande décision. Pour l’identité de genre du système, on a eu un parcours un peu tordu, mais pas pour des raisons classiques. On va détailler toute cette histoire. Pour moi, Nils, mon opinion sur la situation semble assez évident, puisque je suis également un homme, rien de plus, rien de moins. J’ai pas forcément quelque chose qui va à l’encontre de ce choix, mes sentiments sur mon identité de genre collent à peu près avec notre transition. Cependant, ce serait peut-être plus intéressant d’avoir l’expérience d’autres alters dans notre système, qui ne sont pas des hommes binaires. Il y en a un bon paquet, je suis l’un des seuls hommes binaires ici, donc ça ne reflète pas forcément les vues de tout de monde, j’ai juste pris quelques volontaires. Il y a eu quelques modifications après coup pour plus de fluidité entre les récits. On va commencer par le témoignage d’Eike. Ielle est non-binaire avec un côté plus féminin, et a des expériences un peu particulières vis-à-vis du thème du genre que l’on va voir juste après. Ielle nous dit, je cite : « Alors pour tout dire, pendant longtemps le genre et moi on n’était pas très compatibles ! En fait, jusqu’à récemment, j’étais trauma holder, spécifiquement d’un évènement qui avait plus ou moins quelque chose à voir avec le genre dont on était perçu. Cet évènement a eu pour conséquence de pourrir ma relation avec mon genre et mon corps : pour me protéger, je dissociais beaucoup, et je ne voulais pas du tout me faire genrer. Le petit moi avait beaucoup de sentiments compliqués, et même s’il y avait un peu de vérité dans ces sentiments puisque je m’identifie comme non-binaire, j’ai mis du temps à accepter les parties genrées et féminines de mon identité. Cette dissociation, elle se traduisait aussi par une indifférence par rapport à mon identité extérieure, le présumé singlet que les autres voient. Même si je voulais pas que moi, Eike, soit genré, je me suis totalement séparé de mon corps physique afin de ne pas avoir à y penser ! En fait, cette séparation de l’identité du corps physique, c’est quelque chose qu’on retrouve souvent dans notre système, d’une forme ou d’une autre. Mon indifférence n’influait pas vraiment nos choix par rapport à notre transition, ce qui était utile, mais par contre, lorsque je suis devenu plus stable, on pourrait penser que mes sentiments genrés plus forts causeraient un problème puisque ça ne colle pas vraiment avec ce que l’on essaye de faire… Mais chez moi, la séparation de l’identité de genre du corps physique persiste. Elle s’est tout simplement manifestée d’une manière différente : ici, puisque je ne peux pas souvent me présenter en tant qu’Eike, l’alter, je me dois de jouer un rôle, qui est celui de Ted, la personne physique. Pendant des années, Ted a dû se développer, devenir un véritable personnage incarné par de différents acteurs. Tous ces acteurs, nos alters, ont leur propre façon de jouer Ted, des variations naturelles qui ressortent lors d’un jeu de rôle, car personne n’est un acteur parfait, mais ce personnage reste toujours Ted, le seul et l’unique. Après qu’un personnage ait existé pendant un certain bout de temps, ce qui donne à ce personnage sa singularité devient inchangeable, comme une évidence. Si Ted n’était plus un homme transgenre, serait-il toujours Ted ? C’est une facette importante du personnage que je joue. Si Ted n’était plus un homme, on a beau dire que ce soit toujours Ted, instinctivement on aura l’impression de perdre un aspect important de la conception du personnage, même si le reste est exactement pareil. Pour ce qui est de pourquoi Ted est devenu un homme en premier lieu, j’étais pas très actif pendant cette période-là, et je ne sais même pas s’il y a une réponse ! » Fin de citation. Je trouve que ces idées sont très intéressantes. Dans son témoignage, on retrouve une conception théâtrale d’une vie en tant que système, que je trouve également pertinente à mon expérience. Ielle évoque ‘Ted’, aussi connu sous son vrai nom, Feurio, qui est notre identité collective, identité de système, identité en société, et cetera… C’est un homme un peu étrange, artiste incompris, très émotif, efféminé sur les bords, futur biologiste, avec des centres d’intérêts qui varient un peu selon les alters, mais qui tournent toujours autour de l’art, de la création, des jeux vidéo, des sciences… Tandis que moi, Nils, l’alter, je suis un homme studieux, se reposant sur mon intelligence, passionné de réflexion, calme quand il le faut, artiste bizarrement plutôt bien compris. Nous sommes des hommes, mais différents, donc j’ai tendance à jouer la comédie. Je joue même la comédie par rapport au genre lui-même, au final, puisque nous sommes des hommes différents. Nils est plus masculin, plus intellectuel, mais Ted aurait moins tendance à errer vers ces lieux, restant dans son bout de bizarrerie. J’aime être Ted, j’apprécie jouer son rôle, et j’imagine qu’Eike aime également le jouer à sa propre manière. C’est quelque chose qui nous rapproche, en tant que parties d’un même ensemble, un puzzle qui donne Ted, l’homme bizarre, une mosaïque composée d’hommes, de femmes, d’entres-deux, de touts, de riens, de trucs… On est réunis sous une même passion : devenir un homme bizarre. Ted n’est pas complet sans être un homme, trop fade, comme du riz tout sec sans sauce. On va ensuite voir ce qu’Espérance aimerait nous dire sur le sujet. Elle est pangenre, c’est-à-dire qu’elle s’identifie comme tous les genres existants, et c’était l’hôte du système il y a plusieurs années, justement au moment où on a découvert qu’on était multiple. Elle a des connaissances utiles à propos du fonctionnement et de l’histoire du système, puisqu’elle était très présente à un moment crucial de notre vie. Elle nous dit, je cite : « Ce qui m’a fait tilté sur le fait qu’on pourrait être multiple, c’était justement notre expérience avec le genre. J’ai lu le témoignage d’Eike juste avant, et je pense qu’ielle a vraiment raison quand ielle dit qu’une séparation entre les alters et notre identité en société est un thème qui revient chez nous. De base, quand on a découvert qu’on était trans, on savait pas encore qu’on était multiple. Ce ne fut que quelques années après, quand on a un peu requestionné qu’on s’est dit qu’il y avait quelque chose qui clochait. Enfin, je dis que ça clochait, mais c’était pas forcément une expérience négative. Même si on voulait vraiment être un garçon, on se disait genre ‘aujourd’hui, j’ai l’impression d’être une fille coincée dans l’esprit d’un garçon’ ce qui, ironiquement, ressemble un peu aux choses typiques qu’une personne trans se dirait, en remplaçant ‘esprit’ par ‘corps’. Chez nous, ça faisait donc un espèce d’oignon bizarre, où la première couche, un corps de fille, la deuxième couche, un esprit de garçon, et la troisième couche, l’identité de l’alter présent. On s’est identifié comme genderfluid pendant un petit moment, mais au final, ça ne nous a pas suffi, jusqu’à ce qu’on découvre le concept de la multiplicité par hasard lorsqu’on trainait dans un coin de l’Internet où il y avait des personnes ouvertement multiples. Après peu de temps, ça a pris un certain sens, ce qu’on ressentait, le genre ainsi que d’autres incongruités totales dans notre identité. La fille à l’intérieur, ce n’était pas l’entièreté de nous, seulement une petite partie. On se sentait bien du coup, c’était pas mal. C’était pas mal, mais on savait toujours pas trop quoi faire de notre identité en-dehors du système, avec les autres. Au début, on voulait suivre ce que beaucoup de personnes multiples qu’on avait vu sur Internet faisaient : faire abstraction d’une identité collective, être ouvertement multiple quand on le pouvait, et se faire adresser par chaque alter qui était au front. Cela a eu des répercussions sur notre présentation quand on devait faire semblant d’être un singlet : soit par défaut, le singlet qu’on faisait semblant d’être a pris mon identité, soit avec certains on est restés garçon parce qu’on avait déjà fait le coming out de toute façon, soit avec la plupart on a juste pas fait de coming out parce qu’être un ado trans, c’est brutal… En bref, on pataugeait. Pour une raison qui m’est inconnue, si on devait être un singlet, on voulait être un garçon singlet, mais on a préféré ignorer ces pensées, parce qu’on avait l’impression que toutes les personnes multiples autour de nous ne voulaient pas la même chose. On a fini par avoir un gros trou dans notre identité pendant un moment parce qu’on voulait se sentir réel, parce que la multiplicité, ça a expliqué tellement de choses chez nous, mais on avait l’impression de ne pas être assez multiple, pas assez convaincant. Au final, je pense que c’est juste une autre forme de dépersonnalisation, se sentir si éloigné, tout en étant si proche d’une personne qu’on devrait être. Et pourquoi être un homme, spécifiquement, si cet homme n’est pas une personne tangible ? Je sais pas. Vous demanderiez pas à un singlet pourquoi il se sent homme, non ? Bah voilà. Peut-être qu’il y a une raison, mais si oui, j’ai dû l’oublier. » Fin de citation. Je n’ai pas personnellement vécu cette partie de notre histoire, donc je n’ai pas grand-chose à rajouter, si ce n’est que je vois bien de quoi Espérance parle quand elle dit que nous sommes notre identité de genre d’alter, dans un esprit d’homme, coincé dans un corps de femme. C’est pour cela que j’ai choisi cette phrase en tant que titre, je m’y suis assez attaché. Comme si l’esprit, le cerveau, et son entièreté, appartient à un homme, et nous sommes des parties disjointes qui le composent. Cela rejoint la notion théâtrale qu’Eike a évoqué dans son témoignage, on joue le rôle de l’homme que l’on devrait être, et que nous devenons. Je trouve également intéressant qu’elle ait évoqué le fait qu’un homme singlet ne saurait pas non plus la raison profonde de pourquoi il se sent comme un homme. Si on a déjà établi que Ted est un personnage séparé, il est vrai qu’il est redondant pour quelqu’un qui a écouté jusqu’à maintenant de poser cette question. Cependant, il y a certains qui préfèrent faire confiance à leur instinct plutôt qu’à des années de réflexion. Pour finir, je vais vous lire le témoignage de Nix, qui était hôte après Espérance, mais avant moi. C’est un homme non-binaire, et il a vécu la crise identitaire dont Espérance nous a parlé juste avant, ainsi que moult autres. Il nous dit, je cite : « De base, j’ai commencé à exister en tant qu’alter et je suis devenu hôte parce que je devais plus ou moins stabiliser l’identité extérieure du système. Après avoir pataugé entre utiliser l’identité d’Espérance, être autre chose ou rien du tout, ça avait pris un peu son effet sur nous et ça n’aidait pas du tout avec la dissociation. Pour me structurer en tant qu’alter, notre cerveau a pris une des identités qu’on utilisait, l’a métaphoriquement mise dans un mixeur, puis boum, un Nix. On ne s’est rendu compte de ce phénomène qu’après le coup, parce qu’étrangement, cette identité avait pris beaucoup plus de vie qu’avant… Plus d’autonomie, je me sentais comme un alter à part entière. C’était très pratique sur le coup, parce qu’on a commencé à utiliser mon identité comme notre identité de singlet en faisant abstraction des autres, parce qu’on s’est décidé qu’on allait essayer de garder notre identité la plus stable possible. Donc on a arrêté de se présenter aussi ouvertement comme multiple, on l’a gardé réellement que pour une seule personne, notre copine, mais le reste du temps on était ‘Nix’, point barre. Et puisque Nix est un homme, ça nous permettait de se sentir plus connecté à notre désir de transitionner, comparé à Espérance, qui est aussi un homme, mais… également beaucoup d’autres choses. Cependant, ça a assez bien servi pendant un an ou deux, jusqu’à ce que ça arrête d’être pratique, parce qu’en fait on faisait un peu la même chose qu’avant qui a pas trop bien marché. Utiliser l’identité de l’hôte comme identité collective, ça ne marche tout simplement pas pour nous pour l’instant, parce que dans notre système actuellement, on reste au front longtemps. Du coup, quand moi je fais cette décision, c’est pratique parce que je suis au front pendant plusieurs jours voire semaines, mais par contre, les autres alters seront au front pendant aussi longtemps, et c’était bof bof de faire semblant d’être globalement son voisin de chambre. Le problème c’était spécifiquement de faire semblant d’être un autre alter, parce qu’on avait l’impression que du coup j’étais un peu mis sur une sorte de piédestal… ça peut marcher chez d’autres cette configuration, mais pas chez nous. J’ai pas trop aimé non plus justement, parce que même si mon identité de genre collait avec notre transition, je ne voulais pas prendre autant d’importance, et j’avais l’impression que tout le système tournait autour de moi. Je n’aimais pas cette sensation, je voulais une pause, ne pas être autant au front… J’ai fini par vivre des périodes difficiles, entre fusion, re-split, inactivité et vide intérieur, jusqu’à ce que Nils ne devienne hôte progressivement. Cela a laissé place à notre système de séparation totale entre identités d’alters et d’identité extérieure, beaucoup moins d’ambiguïté et de conflits ici. Nous, les alters, nous pouvons donc avoir la certitude de pouvoir exprimer nos identités, y-compris celles de genres, avec les personnes qui nous conviennent, tandis que l’identité extérieure assouvit notre désir de stabilité, ainsi que notre désir d’être un homme en société. Au final, pour quelqu’un qui de base devait aider le système, j’ai un peu foutu le bordel de par ce rôle. Mais c’est la vie. C’est déjà bien mieux maintenant, Nils est une personne plus émotionnellement intelligente que moi qui nous a sauvé de nos problèmes de genre, donc réjouissez-vous ! » Fin de citation. Ah, merci, merci, je tire ma révérence. Nix nous laisse sur ce beau compliment plein de vérité. Enfin bon, un peu de sérieux. Avec mon accès au rôle d’hôte, les pièces de notre puzzle se sont enfin mises en place : je voulais faire différemment, ne pas recréer les erreurs de Nix et d’Espérance, pour notre propre bien. J’ai enfin assumé le fait que soit de jongler avec son identité, soit prendre celle de l’hôte, ça n’avait pas beaucoup de sens pour nous. J’aurais bien pu faire exactement la même chose, ne pas avoir de Ted, mais une copie pâle d’un Nils, ça aurait été facile de prendre cette décision puisque nous sommes tous les deux des hommes. Mais je ne l’ai pas fait. Finalement, ça marche assez bien pour l’instant : on voulait toujours transitionner mais maintenant on en a la certitude, on a moins de rivalités, on est plus unis… Pour l’instant, c’est bien ce qu’on veut, et pour la première fois en des années, ce mode de fonctionnement semble prometteur. En que système, nous sommes Ted, de son vrai nom Feurio, et nous ne laisserons pas tomber son destin en tant qu’homme. C’est un personnage, une entité à part des alters, et il se trouve que ce soit un homme, pour une raison ou pour une autre. Il a été présent toute notre vie, je trouve cela une raison valable pour vouloir transitionner. Le prochain sujet est quelque chose d’actuellement douloureux pour nous. Je vais quand même y passer un peu de temps car je le trouve nécessaire, mais je ne vais pas faire d’illustrations propres à cette partie. Revisionnez mes autres jolis dessins, j’ai bien travaillé. Pour l’instant, nous avons trouvé une configuration agréable pour vivre notre vie ; nous sommes sûrs que nous voulons transitionner, on vit avec une dysphorie pour Ted qui devient rapidement peu gérable. Cependant, une certaine peur rôde à l’intérieur de nous : comment les gens réagiraient-ils à cette information ? On a dû écrire tous ces paragraphes pour à peine commencer à comprendre notre relation avec notre genre. On ne va parler de notre multiplicité qu’à très peu de personnes, et encore moins en détail, donc ce n’est pas un gros problème la plupart du temps, mais qu’en est-il du personnel médical ? On aimerait pouvoir mieux gérer les aspects dérangeants de notre TDI avec l’aide de quelqu’un, mais on est amenés à jouer à la loterie vis-à-vis de la recherche d’un professionnel qui accepterait notre transidentité. Je n’ai absolument pas envie que quelqu’un essaye de nous faire douter sur nos envies et nos besoins. En théorie, je peux comprendre : un patient dissociatif va nécessairement avoir des complications vis-à-vis de son identité, donc les gens se doivent de prendre des pincettes quand on parle de nos décisions… Mais ça ne rend absolument pas service à moi personnellement, qui est activement fragile à cause de ma dysphorie, et a besoin de transitionner, ce qui me rendra plus à l’aise avec mon corps, et qui donc aura la possibilité de mitiger un peu ma dépersonnalisation. Après tout ce parcours et toute cette réflexion, je suis plus sûr que jamais de ma décision. J’ai déjà eu ma transidentité remise en question à cause de mon autisme, et si c’est pour le revivre constamment, alors non merci. C’est pour ça que je garde le mouvement Mad Pride près de mon cœur, c’est un mouvement qui affirme mon autonomie et ma prise de décisions à long terme en tant que malade mental. Si j’attends des années pour être soigné selon les standards de la société, il y aura de grandes chances que je sois toujours un homme puisque c’est un désir qui est revenu encore et encore pendant la majorité de ma vie, et j’aurais perdu du temps pour rien… tout simplement à attendre. Je sais pertinemment ce que c’est d’attendre, car j’ai été un enfant trans avec des parents qui rejettent ma transition. Quand on est trans, on attend beaucoup, d’une façon ou d’une autre, que ce soit l’accord des parents, des professionnels de santé, de la file d’attente, de son propre déni… On a l’habitude d’être dans des limbes infinies, et cette attente est décuplée lorsqu’on a des antécédents psychiatriques, juste au cas où notre dysphorie proviendrait de notre trouble. J’entends bien qu’il y a potentiellement des cas où c’est véridique, mais ma décision, ainsi que celle de beaucoup d’autres, provient d’une histoire riche, d’une réflexion insupportable et d’une remise en question plus énervante qu’autre chose. Un minimum de confiance accordée serait la bienvenue. Sans cette confiance qui nous est accordée, je trouve que toute avancée pour la condition des personnes trans ne nous rend qu’un service minime. Il est nécessaire de prendre en compte les droits des personnes neuroatypiques, folles, multiples et malades dans les mouvements de libération trans. Ce n’est cependant pas un appel à faire des décisions hâtives : je dis simplement que tant que la transphobie et la psychophobie fonctionneront en tandem dans notre société, on ne pourra pas voir pour qui la transition aura une utilité, puisque le personnel médical part du principe que ceci est une rareté quand on est neuroatypique, et que ce désir provient de notre dysfonctionnement. Une puberté par transition est nécessairement vue comme un choix, alors que si une puberté naturelle est dans les normes de la société, ce sera l’option neutre. On voit ce concept dans l’attente dans laquelle on est forcé.es, « il faut attendre d’être sûr.e, comme ça on aura le choix, et on ne sera pas bloqué.es dans une option. » Quand on réfléchit un peu, on voit bien que cela n’a que peu de sens, l’inaction est un choix tout autant l’action. Ceci est un aspect capital de la transphobie, car si la puberté naturelle et normative est l’option neutre, alors l’idée de la transition deviendra tout de suite plus lourde que l’inaction. C’est ensuite amplifié par la psychophobie, car nous sommes vus comme incapables de faire des choix à un point extrême. Je n’aime pas finir sur un sujet négatif, donc je tiens à conclure proprement avec quelques pensées finales. Quand j’ai commencé à écrire cette intervention, il y avait des idées auxquelles j’avais déjà pensé, mais bien d’autres qui sont survenues après avoir traduit mes émotions en mots. Les témoignages d’autres alters ont également beaucoup aidé à mettre un sens à ma réflexion, et je tiens à remercier Eike, Espérance et Nix pour m’avoir fourni leur perspective qui a été très précieuse pour construire ce texte. Je trouve que la réponse que j’ai donnée aux questions abordées à travers cette présentation n’est pas forcément complète, mais je trouve que j’ai en effet atteint la limite de mes connaissances, et que pour l’instant, chercher tout autre bout de réponse serait futile. En fait, ce questionnement rejoint deux questionnements compliqués de la multiplicité et du genre : « Pourquoi est-ce que votre système fonctionne comme ça ? » et « Pourquoi es-tu le genre que tu es ? » En l’abordant de cette façon, on voit bien que soit ces réponses sont si compliquées et personnelles que tant que la connaissance humaine n’est pas assez développée, on ne pourra pas donner de réponse concise, soit il n’y a pas réellement de réponse possible en premier lieu, et toute tentative n’est qu’un exercice marrant mais plutôt inutile. J’ai su à peu près répondre à pourquoi est-ce qu’on a un genre collectif en premier lieu, mais l’origine de l’identité de genre en elle-même restera un mystère, et pas que pour moi d’ailleurs ! Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup aimé préparer cette intervention, et je suis assez fier d’avoir complété un projet de cette envergure pour m’occuper un peu l’esprit, peu importe sa vraie utilité. Je suis heureux d’avoir pris l’opportunité de partager une expérience peu normative et très personnelle avec vous tous, et j’ai essayé d’être le plus clair possible, mais j’ai du mal à me mettre à la place des autres donc j’ai fait ce que je pouvais. Au final, dans le jeu de rôle de la société moderne, je suis Ted, et Ted est un homme, donc je suis un homme, même si je ne sais pas ce qu’est ‘je’ ou ‘être’, ni même d’où Ted vient. Merci d’avoir écouté, on se retrouve prochainement pour les questions-réponses.

Intervention proposée par:

  • Ted/Feurio (il/ils) | Système dissociatif
    « Nous sommes Ted, de notre vrai nom Feurio, un système dissociatif d’un nombre iconnu d’alters. On est un gars plutôt particulier, artiste dans l’âme, passionés par nous-même. »